Bogaletch Gebre, EthiopiE
kbf PRIX afriQUE 2012/2013

Bogaletch Gebre a reçu le Prix pour son leadership mobilisateur et sa détermination, en s’appuyant sur un parcours personnel remarquable, à renforcer la position des femmes en Ethiopie et à construire, à partir des communautés, un véritable mouvement pour le changement social.

Quand, après un accident de voiture en 1987, les médecins annoncèrent à la militante des droits des femmes Bogaletch Gebre qu’elle ne pourrait plus jamais marcher, non seulement elle leur donna tort, mais elle courut même six marathons par après. Cette ténacité est une caractéristique de Gebre. Depuis son enfance dans l’Éthiopie rurale, elle a surmonté de terribles difficultés avant de fonder Kembatti Mentti Gezzimma (KMG) Ethiopia, une association qui imagine une société où les femmes sont à l’abri de toutes les formes de discrimination et de violence et peuvent bénéficier de la justice et de l’égalité pour elles-mêmes, leur famille et leur communauté.

Bogaletch (Boge) Gebre est née dans les années 1950 dans le Kembatta, une région où les mutilations génitales féminines étaient endémiques, l’enlèvement des futures mariées monnaie courante et les services de santé de la reproduction pour ainsi dire inexistants. Refusant d’accepter un destin qui la condamnait à rester illettrée et rêvant d’apprendre l’alphabet, Gebre décida de braver l’interdit et, sous prétexte d’aller chercher de l’eau, elle s’éclipsait pour se rendre à l’école de l’église. Finalement, elle décrocha une bourse du gouvernement pour fréquenter la seule école pour fille à Addis Abeba. Elle continua à ses études en Israël et plus tard à l’Université du Massachussetts aux Etats-Unis. Pendant qu’elle travaillait à son doctorat en épidémiologie à Los Angeles, son pays était frappé par la famine, la pauvreté et les crises politiques.

Ces circonstances ont poussé Gebre à se consacrer entièrement à aider la population de son Ethiopie natale. Elle voyait que la société ne donnait pas aux jeunes filles ce qu’elles étaient en droit d’en attendre. Les fillettes étaient désormais autorisées à aller à l’école, mais comme leur éducation n’était pas une priorité pour leur famille, elles étaient obligées de s’occuper du ménage et échouaient souvent aux examens. En conséquence, l’existence des femmes était incertaine: leur ‘désobéissance’ les salissait aux yeux des hommes qui refusaient de les épouser, et elles n’avaient aucun moyen d’évoluer et de poursuivre une carrière.

En 1997, Gebre rentra dans son pays avec 5.000 dollars américains et une vision. Elle fonda KMG Ethiopia avec sa soeur, inspirées par l’idée qu’il est impossible de ‘développer les gens’, que ceux-ci ne peuvent que se développer eux-mêmes, et qu’une impulsion relativement modeste peut libérer le potentiel que recèlent les communautés. C’est précisément ce qu’apporte l’approche novatrice des ‘conversations communautaires’ de KMG: elles permettent aux communautés de discuter ouvertement des problèmes, d’abord dans des groupes homogènes en termes de sexe et d’âge, puis entre les différents groupes, et d’arriver à un consensus sur ce qui doit changer.

Les premières conversations communautaires de KMG se concentraient sur la prévention du VIH/SIDA et l’élimination de coutumes néfastes, comme la mutilation génitale féminine et l’enlèvement des futures mariées. Par la suite, KMG a choisi d’élargir son champ d’action pour aborder le développement et le renforcement des femmes de façon holistique. On construit des routes rurales et des ponts pour réduire le temps nécessaire pour se rendre au marché, pour aller chercher de l’eau ou du bois. Des projets de réhabilitation environnementale permettent aux femmes de trouver du bois de chauffage ou de l’eau plus près de leur maison. Des activités d’autonomisation économique leur permettent de devenir plus indépendantes. Et l’éducation donne aux jeunes filles et aux femmes des compétences et des connaissances, ainsi que la confiance en soi nécessaire pour réclamer leur juste place dans la société et devenir de futures leaders

Le changement sociétal que KMG a amorcé est considérable. Non seulement des dizaines de milliers de jeunes filles et de femmes ont échappé à des violations graves des droits humains, mais la transformation de leurs communautés va bien au-delà : le statut des femmes a changé. Non seulement elles élèvent la voix, mais on les écoute aussi et leurs communautés sont devenues en général plus équitables. Une étude de l’UNICEF de 2008 a confirmé qu’en 10 ans, la fréquence de l’excision dans les régions où KMG opère a considérablement diminué pour passer de 100 % des filles nouveau-nées à moins de 3%. Cette étude recommandait que l’on s’inspire de la stratégie de KMG dans d’autres régions du continent africain.

Atteindre cette réussite a exigé de la patience. Gebre souligne que ses collègues et elle-même ne se contentaient pas de dire aux gens ce qu’ils devaient faire. Comme c’est le cas pour tous les efforts déployés en faveur d’un changement social, les instigateurs du changement doivent écouter les communautés, apprendre d’elles et gagner leur confiance. Les gens ont tendance à mieux comprendre les problèmes pratiques que les problèmes abstraits, dit-elle. « Quand j’ai parlé pour la première fois aux villageois du VIH/SIDA, des droits des femmes et des droits humains, ces concepts abstraits n’étaient pas leur priorité ; ce qui était important pour eux, c’était par exemple d’essayer de réparer un pont écroulé. »

C’est pourquoi les discussions avec les communautés concernent au départ les besoins quotidiens des femmes et sur la meilleure façon d’intégrer ces besoins dans des questions stratégiques auxquelles les communautés devront répondre à plus long terme. Les conversations se concentrent alors sur les droits des femmes ou le VIH/SIDA, une maladie que les gens refusaient même de nommer. Après de nombreuses discussions, un ancien du village a pris la parole : « Pourquoi nous plaignons-nous de ne pas avoir de médicament pour cette maladie ? À l’inverse de la malaria, je ne peux pas l’attraper en me faisant piquer par un moustique la nuit, pendant mon sommeil, et elle ne se propage pas en éternuant, comme la tuberculose. Cette maladie ne me touche que si je la touche. Je suis le médicament. » De telles prises de conscience ne s’enseignent pas, déclare Gebre, elles doivent émerger d’un dialogue.

Puis, la communauté commence à parler de la mutilation génitale féminine et de ses effets néfastes. Bien qu’elle soit fortement ancrée dans la culture, même les anciens semblaient ignorer son origine. « Elle a toujours existé. Ils ne savent pas qu’on n’en parle ni dans la Bible, ni dans le Coran », dit Gebre. Avec des informations pour en finir avec les mythes, raisonne-t-elle, ils changeront d’avis: « Les villageois ont beau être analphabètes, ils ne sont pas stupides. Ils veulent ce qu’il y a de mieux pour eux-mêmes et leurs enfants. »

Gebre croit que la discrimination sexuelle est aussi insidieuse et destructrice que l’apartheid racial dans le passé. « Mon rêve pour les femmes africaines ? Que le monde se rende compte que l’oppression des femmes n’est bonne ni pour les affaires, ni pour l’économie, ni pour le développement humain. L’Afrique, en particulier, ne peut se développer qu’en faisant appel à toute sa population. C’est ce que je souhaite – une coalition mondiale contre l’apartheid sexuel. »

KMG Ethiopia

Lire l’Hommage à Bogaletch Gebre (novembre 2019)

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